Paris – Soir

Dans ce journal du lundi 17 mai 1926, soit 6 jours après le décès de Louis-Frédéric, la journaliste Marcelle Deffins réalise cet article. C’est une reprise de celui des Nouvelles littéraires du 10 avril de la même année avec un peu plus d’échanges.

Un médaillon avec le portrait de Rouquette illustre cet article.

Mon dernier entretien avec Rouquette, par Mirane-Marcelle Deffins

Quand je téléphonai à Louis-Frédéric Rouquette pour lui demander de me recevoir afin de l’interviewer, «’ pour Les Nouvelles Littéraires, il me répondit de son lit :
— Vous tombez bien ! Je viens de me coucher. J’ai pris froid tout à l’heure, en sortant de chez Flammarion.
— Ce ne sera rien.
— Je l’espère bien. Alors, je vous attends. A demain, deux heures.
C’était la veille de la mi-carême,
J’abordai Rouquette avec l’esprit frondeur d’un page.
— Couché parce que vous avez pris froid dans notre bonne ville de Paris ! Par cette température qui fait fleurir en mars les vergers d’Ile-de-France ! Moi qui venais vous demander si vos romans avaient été vécus par 55 degrés sous zéro ou imaginés dans la tiédeur de votre cabinet de travail. Je n’ose plus !
Louis-Frédéric Rouquette rit gaiement. Ce rire, c’est la seule consolation que j’ai de lui avoir posé à la légère cette question si stupide, aujourd’hui.
Pendant deux bonnes heures ils’entretint avec moi, cordialement.
Il me parla, avec quel enthousiasme, de ses nombreux voyages dans le grand Nord. Sa vie avait été rude. Dans les plaines neigeuses d’Alaska, où il écrivit Le Grand Silence Blanc, en vingt-deux jours, dans la prairie canadienne, en Islande ou sur les mers australes d’où il avait rapporté Les Oiseaux de Tempête, et, plus récemment, entre les rives du Saint-Laurent et les dernières limites du monde, terres désolées de L’Epopée Blanche.
Un peu d’amertume se mêlait à sa joie d’auteur heureux. Deux choses l’affligeaient profondément : la négation de ses voyages dans les régions polaires et le doute de quelques-uns sur la sincérité de sa mystique, qu’ils découvraient, pour la première fois, dans L’Epopée Blanche.
M’ayant cité une réflexion de Jean de Pierrefeu. dans la Dépêche de Toulouse (M. de Pierrefeu accusait l’auteur de faire ses voyages en sleeping), il me dit :
— S’il trouve un train allant de Seydisfjord à Rejkjavik, je lui paie le voyage en Islande.
Et du rire dans les yeux, il ajoutait :
— Quand j’en ai parlé à Maurice Sarraut, il m’a répondu : « Ne faites donc pas attention à cela. C’est une fougasse de Pierrefeu. »
Des fougasses de la sorte, L’Epopée Blanche en fut criblée. Son admiration pour les pères oblats fit couler beaucoup de paroles.
— Et pourtant, me disait-il, comment ne pas admirer l’énergie de ces hommes de poils et de pogne — évêques ou non — qui vont, conduits par une idée, dans le blizard et la tempête, faire le bien — au sens laïc du mot – sur les terres immensément glacées de l’extrême nord canadien ? Un Lacombe, appelé par les Cris : Arsous kitsi parpi, l’Homme-au-bon-Cœur; un Faraud, abandonnant le doux ciel du Comtat, pour défricher la forêt nordique ; un Clut, qu’on nommait « l’évêque de peine » et celui-ci, « l’évêque du vent », comme le vent, mobile et gémissant et dispersant la souffrance.
Je vois encore Bouquette. Le dos calé aux oreillers, les bras croisés.
Je l’entends me demander :
— Vous avez lu l’Epopée Blanche ?
— Evidemment.
— Et mes autres bouquins ?
— Quelques-uns.
— Le Grand Silence Blanc ?
— Oui. L’Ile d’Enfer, aussi.
— Avez-vous été surprise par la mystique de L’Epopée Blanche ?
— Pas du tout.
— Peut-on me reprocher d’avoir écrit ce livre ?
— Non.
— On me le reproche.
— Qui ?
— La presse catholique, d’abord.
— Je ne comprends pas.
— Plus exactement : ses éditeurs.
— Il ne s’agit pas d’un livre de rnesse !
— Mon éditeur est Israélite. Jalousie commerciale.
— L’édition ordinale a été vendue au profit des Oblats.
— Qu’auraient fait de plus les éditeurs catholiques ?
— Pas cela, peut-être.
— Sans doute.
;— On m’accuse aussi de quêter pour les petits Chinois.
— Ces Chinois-là sont de grands français.
— Je ne suis pas qualifié, à ce qu’il paraît pour parler de la vie apostolique des missionnaires.
— Absurde !
— Je ne suis pas clerc, évidemment. J’ai vu ces hommes en homme.
,— Indiens, Esquimaux, Oblats forment la trinité agissante de l’unité polaire ?
— Exact. J’ai parlé : des premiers dans Le Grand Silence Blanc et La Bête ennemie. De bonne foi, devais-je taire l’effort de ces Français parce qu’ils n’étaient que des conquérants d’âmes, des propagateurs de la civilisation française ?
— Non. En tout cas, ce reproche est pour le moins surprenant dans la bouche des commerçants catholiques.
— On me reproche…
— Encore !
— Encore. On me reproche d’avoir fait une oeuvre confessionnelle inattendue. Je suis le nouveau baptisé des eaux du Mackenzie.
— Pourquoi pas des eaux du Yukon ou de la mer d’Islande ?
— Parce qu’on a lu dans L’Epopée Blanche : « Devant. l’immensité qui m’entourait ; seul à seul, avec Dieu, j’ai retrouvé ma route. »

— Vous la cherchiez dans Vie d’Enfer, cette route : « Vierge, étoile de la Mer, Notre-Dame-des-Sept-Douleurs et des Sept-Joies. Qui prendra pitié de notre chair souffrante ? » N’a-t-on pas lu ?

— Peut-être.
— Oublié, plutôt.
— Oubliée ou incomprise aussi, la mystique de La Bête errante. J’aurai donc écrit pour moi seul « Au delà des forces humaines » ? Je suis doublement heureux d’avoir cédé à Matho, La Bête errante. Le cinéma sera plus éloquent que moi, j’espère.
— J’ignorais la nouvelle.
— C’est tout récent. Si ceux qui n’ont pas compris ne comprennent pas alors, ils iront au diable. Les mots que j’ai dit parfois dans mes longues solitudes polaires, peuvent, après tout, n’être que des prières. Si c’est un fait, Matho saura sans doute en rendre la sincérité.
— Et personne ne s’étonnera à l’écran qu’un homme s’agenouille aux dernières marches du monde.
Puisqu’au calcul exact du destin, la vie d’aventure de Louis-Frédéric Rouquette brisa sa grande parabole sur L’Epopée Blanche, c’est qu’il devait en être ainsi. Sa dernière œuvre achève le cycle polaire qu’il s’était attaché à décrire — et qui, sans elle, fût resté incomplet, n’en déplaise aux éditeurs catholiques.
Pour nous, qui pleurons l’écrivain sincère et courageux, nous savons que l’homme — c’était un rude homme — vivra encore longtemps parmi nous à travers les leçons d’énergie que nous laissent ces romans.
La Mort, à l’absurdité toujours neuve, une fois de plus s’est jouée de la volonté d’un homme. Le grand coureur d’aventures mérite sur son tombeau qu’un lion soit couché à ses pieds. Mais Louis-Frédéric Rouquette a mieux pour garder son dernier sommeil ; l’ombre de Tempest, brave chien d’Alaska, ce compagnon tant chéri de ses années de misère au fond du grand Nord glacial. C’est pieusement que nous déposons son mage vivante sur la tombe refermée de son bon maître.

« Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France » ou « Source gallica.bnf.fr / BnF ».

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7638063p/f1

J’ai découvert cet article via le site alamblog. Je remercie Eric Dussert le rédacteur.

https://www.alamblog.com/index.php?post/2022/11/30/Louis-Fr%C3%A9d%C3%A9ric-Rouquette-r%C3%A9pondait-%C3%A0-Mirane-Marcelle-Deffins-%281926%29&pub=0#pr

Add a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *