Le marché en Islande
Rouquette est en mission officielle du gouvernement français lors de son séjour. Aussi il écrit une note pour inciter les compagnies françaises à développer leurs commerces avec l’Islande. Malheureusement l’Islande va fermer ses eaux maritimes aux pêcheurs français dans les années qui vont suivre. Dans un roman dans lequel l’auteur décrit son aventure au Groenland, il retrouve un des capitaines qu’il avait rencontré à Seyðisfjörður et celui-ci lui fait part de ce changement désolant.
Ce texte n’a certainement pas été publié, les tournures de phrases montre qu’il s’agit d’un brouillon. Si l’auteur a été frappé par la pauvreté et les difficiles conditions de vie des habitants, il admire la capacité des islandais(es) d’avoir su s’adapter dans cet environnement si isolé que ce soit par la place centrale et lointaine de l’ile au milieu de l’Atlantique, ou des fermes dans les vallées reculées.
UN MARCHÉ QUI S’OFFRE À NOUS
L’ISLANDE
La France connaît l’Islande par ses hardis marins qui, depuis des temps reculés, vont y pêcher la morue.
De septembre à juin, les pêcheurs de Fécamp, de Boulogne, de Binic, de Dunkerque, de St-Malo, de Paimpol, partent sur les chalutiers ou sur les goëlettes équipées pour ce genre de pêche.
Pendant plusieurs mois dans la brume et le brouillard, par des températures glaciales, nos marins courent l’Océan, du cap nord à Reykjavik, de Reykjavik aux Îles Wetmann, des Westmann à Seydisfjord à la recherche du « banc ».
Il faut rendre hommage à la vaillance de ces marins qui accomplissent, là-bas, un labeur qu’il est nécessaire de citer en exemple à la nation.
Subissant les rafales et les paquets de mer, travaillant parfois avec de l’eau jusqu’à la ceinture, ils peinent dix-huit et vingt heures durant. Sans un mot, sans une plainte, gaiement « à la française », nos « Islandais » chahutent, taillent, coupent et salent le poisson.
Parfois, le chalutier ou la goêlette touche la côte aride de l’Islande et s’ancre pour quelques heures dans un des fjords de cette île déchiquetée. Reykjavik, port et capitale, à l’ouest, Portland au sud, Akureyri, au nord, Seydisfjord à l’est, mais bientôt après le navire repart sans avoir rien connu de la vie islandaise.
L’été dernier, le hasard de mes vagabondages m’ont conduit à la Terre de glace. J’étais à Seydisfjord « le fjord de la petite morue (1)» et j’attendais le courrier danois qui, après avoir fait escale aux Foeroë touche ce petit port, avant d’arriver à Reykjavik. Mais le bateau n’arrivait pas, les mieux informés m’annonçaient sa venue pour dans un mois ou deux.
J’ai eu la curiosité de voir le cœur de cette terre farouche, où pas un arbre ne vit, où les roches éruptives, les laves, les basaltes, les conglomérés, forment un paysage de désolation échappé à la vision de Dante.
Je ne dirai pas ici la peine tous les jours renouvelée, les souffrances subies, les bourrasques de neige, les fleuves violents qu’il fallait traverser à la nage, les pluies de cendres rouges, en un mot l’insécurité perpétuelle de cette randonnée fantastique.
Mais si ce voyage fut pour moi une rude leçon de volonté, si j’ai été le premier français à traverser de l’est à l’ouest l’Islande, j’ai pu me rendre compte par ma propre expérience des besoins et des aspirations de ce vaillant petit peuple.
Venus de Norvège avec Ingolfur, les premiers Islandais se sont trouvés sur cette terre absolument désolée, à force de longue patience et de la beur acharné, ils sont arrivés à se maintenir, à vivre et à prospérer là où rien ne vivait, si ce n’est le grondement intérieur de la lave en fusion hurlant dans les entrailles de la terre et le vol des milliers d’oiseaux animant la page du ciel.
Sur 100.000 habitants, quatre-vingt mille sont blottis au fond des fjords, et vivent de la pêche. Vingt mille islandais sont répartis, de ci, de là, à l’intérieur de l’Ile.
Ce sont des paysans qui viennent de l’élevage.
Une herbe courte croit sur le sol aux abords des sources d’eau chaude, dans le voisinage inquiétant des volcans… c’est la seule pâture des moutons, bêtes errantes qui ne connaissent jamais la tiède douceur de l’étable.
Par les froids noirs de l’hiver, ils vont à la recherche d’une maigre ration, pour les protéger la nature leur à donné une toison très fournie, cette toison est une des richesse de l’Islande.
Le paysan vit dans sa ferme qu’on nomme baer, c’est en contre-bas une humble demeure dont les murs sont en terre et la façade en bois.
Le paysan, sa femme et sa famille – il n’est pas rare de rencontrer des familles de 18 et 24 enfants – vivent là, heureux, sans désir, comme sans ambition.
L’hospitalité en Islande n’est pas un devoir, c’est un rite. Il m’est arrivé de frapper à onze heures du soir à la porte d’un baer. La tourmente de neige qui m’assaillait depuis le matin m’empêchant d’aller plus loin mes chevaux étant fourbus. Malgré l’heure tardive, le paysan m’a reçu avec cette bonté qui est le privilège des âmes simples.
La paysanne aussitôt levée préparait hâtivement le traditionnel café, cependant que la servante apportait le fameux édredon d’eider dans lequel on dort en boule.
Le paysan, ses fils, ses serviteurs, vivent là, tous ensemble avec cette familiarité patriarcale des premiers âges, avec les moutons, les chevaux, petits poneys, vaillante bêtes sans lesquelles rien n’est possible, sont l’objet de leurs échanges.
Poneys, petits, gras, poilus, nés et vivant à la dure qui sont l’unique moyen de locomotion en usage dans l’île, car dans l’île, il n’y a pas de route, il faut se frayer un passage à travers roches et laves. Il faut voir avec quelle attention soutenue, les petits chevaux descendent les pentes basaltiques, traversent les rivières en cherchant l’endroit propice.
Avec les chevaux et les moutons, l’Islandais a l’eider, à la toison riche et rare. Les mâles ont la tête noire et le ventre blanc, les femelles, grises et brunes, couvent et pour protéger leurs œufs, elles arrachent sous leurs ailes un fin duvet. C’est ce duvet que le paysan récolte pincée par pincée.
Vaillantes gens qui vivent de peu, arrachant à force de labeur et d’opiniâtreté, de bons profits à une terre particulièrement ingrate.
Si le bonheur est l’art de savoir limiter ses désirs, ceux- là sont parmi les heureux de ce monde.
Je n’ai pas rencontré un seul illettré dans tout mon voyage. Du reste, il n’y en a pas dans l’île. Chaque paysan parle l’islandais, le norvégien et le danois, parfois même l’anglais et l’allemand.
Ce peuple est à citer en exemple aux grandes nations. L’année dernière, il a fait pour 54 millions de francs d’exportation, étant donné qu’il y a 100.000 habitants, le chiffre parait formidable. Il est exact.
Mais la majeure partie de cette somme est immédiatement réemployée.
Il n’y a rien en Islande. L’Islandais doit se procurer tout depuis les chaussures jusqu’au blé dont il fait son pain, le bois qui lui sert pour se chauffer ou pour construire bijoux des femmes, joujoux des enfants, et vêtements de tous.
C’est là que la France doit intervenir. La pêche d’Islande est une de nos grandes ressources, mais le commerce intérieur n’est pas à dédaigner.
Nos producteurs de conserve trouveraient là-bas un débouché important.
De même, nos sirops, nos conserves, nos confitures, nos fruits confits ou préparés, nos pâtes alimentaires, nos biscuits.
La place la plus importante est réservée à toute l’industrie lyonnaise. Les femmes portent des corselets de velours, brodés d’arabesques d’argent, des tabliers de soie, des jupes de moires, de larges cravates en rouennerie (2), des coiffes en soie, des châles bigarrés, toutes ces choses sont fournies actuellement par l’Allemagne et l’Angleterre.
La France n’entre pour rien dans les statistiques d’importation.
Comme produit français rencontré à Reykjavik, le seul que j’ai vu est le fil d’une maison de Mulhouse.
Les articles de ménage y trouveraient un débouché des plus intéressants, surtout les ustensiles de premières nécessité, casseroles, ciseaux, brocs ; la ferblanterie, la clouterie, les meubles simples (bois blanc), la vannerie, l’horlogerie, (réveils, montres en nickel, en argent, en acier bruni), vaisselle ordinaire, en un mot tout ce qui rapporte à l’habitation, soit à l’habillement, soit à la nourriture.
L’Islande n’a rien, elle a besoin de tout.
Si nos commerçants savent vouloir, il y a là-bas, pour eux, une belle place à prendre, sur ce marché prêt à nous accueillir.
Il sera bon d’envoyer un agent à Reykjavik avec de la marchandise. Reykjavik est le port le plus important, c’est la capitale du pays, il y a une population des très policées de plus de 10.000 habitants.
On peut y créer des dépôts ou prendre des représentants qui visiteraient la clientèle à l’intérieur. Malgré les difficultés de communication, on peut avec des caravanes de chevaux aller d’un centre à l’autre, surtout dans l’ouest, de Reykjavik à Akureyri, en visitant les petits ports de la côte, Blonduör, Bordeyri, Borgomer, Hafnafjord, etc.
Une autre considération des plus importante : le change. Le change nous est défavorable, une couronne islandaise vaut 2 fr.30. Il y a donc intérêt à la revendre là-bas.
A Reykjavik, il y a la Banque d’État qui a des succursales dans les principaux ports.
Nos vins doivent s’abstenir, nos liqueurs aussi, le pays est sous régime sec. (Il est cependant rentré 30.000 bouteilles de whisky en un mois à Reykjavik).
A noter que l’Espagne a obtenu du Gouvernement islandais une dérogation à cette loi.
Comme l’Espagne achète beaucoup de morue aux Islandais, elle a mis le marché en main au Gouvernement « Pas de vin, pas de morue » et le Gouvernement a cédé.
La France doit imposer sa volonté, elle ne doit pas laisser brimer nos marins comme elle le fait en ce moment-ci, en n’intervenant pas énergiquement dans les questions des eaux territoriales.
Aucune question n’est négligeable. Notre intérêt est là. Nous ne devons pas dédaigner le plus petit marché, nos rivaux y vont, pourquoi pas nous?
Autre danger. Ne pas passer par l’intermédiaire des maisons danoises, les maisons danoises servent d’abord leur pays, nous après s’il reste des commandes.
De plus, l’islandais a la plus profonde horreur pour le Danois qui pendant des siècles l’a opprimé.
L’Islandais est autonome. Depuis deux ans, le roi du Danemark est un roi nominatif, mais sans aucune volonté. Lors de l’Althing (le Parlement) a voté deux fois une loi, elle entre en vigueur, le veto du roi n’y peut rien.
Nous avons un consul (3) à Reykjavik qui a le rare mérite, chez quelqu’un de la carrière, c’est de connaître le pays dans lequel il a ses attributions et d’en parler couramment la langue.
Nous avons aussi des agents consulaires à Akureyri, à Seydifjord, mais ce sont des islandais qui ne parlent pas le français et qui servent les maisons anglaises ou norvégiennes avant nous.
Au point de vue travaux publics, nos ingénieurs trouveraient en Islande un emploi de leurs capacités. Il y a tout à faire, routes, travaux d’art, ponts, chaussées, les chemins de fer me paraissent impossibles à cause du terrain hérissé de roches, mais l‘automobile y a un avenir certain.
De Reykjavik à Thingvallir, il y a une route (5 kilomètres), ce seul ruban a fait naitre un commerce d’automobiles pour le transport des citadins, ce sont actuellement des Ford qui assurent le service.
J’ai rencontré au cours de mes randonnées dans l’île de nombreux américains venus pour « prendre le vent », il faut que nos plus importantes firmes fassent le sacrifice d’un voyage d’études, je suis certain que le succès couronnera toute initiative sérieuse.
1- » le fjord de la petite morue » d’où vient cette expression de petite morue
2- Toile de coton peinte, que l’on fabrique surtout à Rouen.
3- André Courmont (en bas de page) : https://ile-denfer.eu/lile-denfer-vitiseyjan-chap-8a-attundi-8a/