Un soir au col de Svínaskarð
« Un soir, au col de Svinaskar, j’ai arrêté mon cheval et j’ai vu dans le lointain le promontoire de Rejkjavik, comme une ligne bleue tracée sur l’Océan.
Qu’importent les heures détestables des jours passés ! la ville est là, le but qui reculait sans cesse, comme un mirage, est atteint. La longue et périlleuse traversée de l’Islande de l’est à l’ouest est accomplie.«
Au chapitre 8, Louis-Frédéric Rouquette exprime le soulagement que la vue de Reykjavík au passage du col de Svínaskarð lui apporte. Il ressent alors la libération de ces longues chevauchées sans fin, l’usure du temps passé à cheval et certainement une très grande fatigue. Quelques lignes auparavant il raconte un accident ou plutôt un incident. Une chute de cheval malencontreuse, les bêtes qui s’éloignent, la peur de se retrouver seul, blessé. Son guide Einar n’est pas là, étonnant. Est-ce la fatigue qu’il lui joue des tours ou veut-il montrer dans cette chute douloureuse, peut être imaginaire, le ressentie de cette longue et périlleuse traversée ?
Quoi qu’il en soit, la vue de la ville, synonyme de sa réussite, lui redonne vie. Pour lui qui a traversé tant de déserts, Reykjavík est l’oasis salvatrice. Pourtant la capitale va le décevoir, il ne le sait pas encore, perché sur son solide cheval un soir au col de Svínaskarð.
Ce col je l’ai passé en cet été 2024. Rien de bien difficile et comme tout col il y a deux accès possibles. Le chemin qui y passe n’est guère plus emprunté. Il partage, coté ouest, un bout du sentier qui mène au sommet de Móskárðshnjúkar, un superbe pic de Rhyolite.
Rouquette et Einar sont arrivé par l’autre coté. Aujourd’hui une route goudronnée fait le lien entre le fjord de Hvalfjörður et la route qui va à Þingvellir. En 1920 ce passage évitait de longer le coté sud du fjord, environ 30 km de long, pour contourner la cote. En 1998, un tunnel percé sous l’embouchure du fjord a considérablement raccourci la distance à parcourir au grand bonheur des automobilistes qui arrivaient du nord.
De ce col sans ambition, assez ordinaire dans ces collines, il en ressort des histoires peu communes. Le chemin, Svínaskarðsleið, a du être emprunté par une foule de passants venant du nord depuis les premiers temps de la colonisation au IXème siècle. Aussi les anecdotes sont nombreuses.
En 1840, Jónas Hallgrímsson, poète et héros de l’indépendance cite ce passage au pied le montagne Móskarðarnúka. En 1900 s’est déroulé là un drame assez commun en Islande. Un jeune garçon, le jour de Noël, essaye de passer le col et disparait. Son corps a été retrouvé dans une congère, triste endroit. Les disparations dans les tempêtes et lieux inhospitaliers ont souvent marqué les faits divers islandais. Un peu plus au nord, la chute d’eau de Barnafoss, rappelle la disparition d’enfants, là aussi à Noël, qui sont tombés dans l’eau. Le célèbre écrivain Arnaldur dans ces romans policiers évoque la passion du commissaire Erlendur pour ce genre de disparitions qui sont souvent inexpliquées. Peut être que cet accident du jeune homme a inspiré Rouquette pour la description de sa chute de cheval.
Un des faits les plus remarquables est l’accident d’avion qui s’y est déroulé. Le fjord de Hvalfjörður abritait pendant la Seconde Guerre Mondiale, une importante base navale de la Navy. Peu d’avions allemands sont parvenus en Islande mais le 18 octobre 1942 un Junker 88 D-5 de la Luftwaffe survole la base et a été poursuivi par des avions de chasse alliés. Pour s’échapper le pilote tenta de passer par ces vallées, malheureusement pour l’équipage cet avion n’avait pas assez de puissance et s’écrasa sur le montant coté ouest. Les trois hommes périrent dans ce crash.
Au col il y a un cairn, de ce que l’on trouve dans les passages difficiles ou craints, énorme. Bien des passants ont du déposer leurs pierres pour contrevenir aux mauvais esprits des lieux comme il est d’usage ou tout simplement pour marquer leur passage. Une extension carrée semble être les restes d’un abri de secours. Ce tas de pierres s’appelle Dysina.
J’ai vécu lors de l’ascension vers ce col comme une finalité de mes recherches sur l’expédition de L.F. Rouquette comme lui-même y voyait la fin de cette périlleuse aventure. Il est venu par l’autre versant, nous nous sommes rencontrés, 100 ans plus tard, à ce col. Je l’ai imaginé sur son cheval, fatigué et à la fois heureux de mettre un terme à ses douleurs de cavalier aventurier. Son guide est par là aussi, plus serein, certainement satisfait de voir le bout de ce chemin avec ce français original. Comment sont ils ensemble, des frères de chemin ou trop de proximités les éloignent il. Peut être qu’une différence s’est immiscée car pour l’auteur ça été une aventure difficile alors que pour Einar, son guide, le trajet a été peut être pas banal mais assez commun à l’Islandais qu’il est. Quoi qu’il en soit ils vont devenirs les deux héros du livre que Rouquette va tirer de ce séjour en Islande. Ce roman qui s’inscrit dans l’ensemble de ses écrits que sont les « Romans de ma vie errante » est celui qui met le plus en valeur l’auteur et ses ressentis. Il focalise sur ses pensées et son envie d’être les personnages de l’Enfer de Dante. Loin de me comparer à lui, à eux, je crois avoir aussi une certaine lassitude tant cet épisode d’aventure relative m’a pris beaucoup de temps pendant ces trois dernières décennies. Ai je atteint le but de cet exercice, suivre les pas d’un inconnu que seul l’attrait de ces vastes étendues nordiques nous a relié. Un petit plus quand même, notre Languedoc, loin du soleil de minuit. J’ai traversé régulièrement l’océan pour aller le voir ce soleil, souvent absent, à l’opposé de celui qui inonde nos terres du sud. J’ai parcouru je ne sais plus combien de fois Son trajet dans ces terres sauvages qui ne le sont plus tout à fait. Il me reste plus qu’a ramener Louis-Frédéric en Islande, une dernière fois, nous retrouver lui et moi dans notre île, partager un moment intime de 100 ans d’âge. Avec Einar, son guide, j’ai déjà eu le plaisir de collaborer avec son fils et ses petits enfants, de vivre cette continuité, d’être une sorte d’avatar de Rouquette pour eux.
La très belle montagne Móskárðshnjúkar qui surplombe le col de Svínaskarð n’apparait pas dans le texte. Le paysage qui l’a certainement émerveillé tout au long du périple est très peu décrit. C’est à la fois la faiblesse du roman qui s’appuie plus sur le coté humain et spirituel et aussi sa force. Cela évite le descriptif touristique du pays, légèrement scientifique, que l’on trouve régulièrement dans les comptes rendus de voyages des écrivains exotiques de ces époques. Rouquette a certainement vécu là, l’une de ses plus difficiles aventures. Les douleurs du froid, la longueur du temps écoulé à cheval, le but qui s’en cesse recule, l’isolement et la rencontre de ces gens qui vivent sous terre (leurs maisons) comme les Nains des légendes anciennes, l’ont bouleversé et c’est dans un refuge intérieur niché dans un coin de ses pensées qu’il a trouvé la force d’aller jusqu’au bout.
Le col de Svínaskarð a été un passage, celle d’aventurier à celui de héros, celui qui a accompli le voyage aux Enfers de Dante, que aime à dire l’écrivain ou plus virilement un travail digne d’Hercule. L’auteur va consacrer ses dernières œuvres littéraires à des personnes plus mystiques, les missionnaires au Canada, et reviendra aux sources avec ceux de son village familial de Loupian dans « La Chanson de Pays ». Sa disparition intervient 4 ans après son voyage dans « L’Île d’Enfer » suite à une mauvaise opération chirurgicale. 61 ans plus tard le hasard me conduira sur ses traces, hasard bien ordonné par ma forte relation de l’Islande, du contact avec le grand connaisseur de ces œuvres, Alain Riols et une envie de revivre ensemble ce voyage qui n’en fini pas.
Le but de son voyage a été celui qui m’a guidé sur ses pas. J’ai aujourd’hui effacé ses traces par le piétinement de mes passages ou j’ai plutôt tant mêlé mes pas aux siens que nous nous confondons dans ces paysages sans limites.
Son aventure c’est un pays, une île peu habitée mais dont les habitants dispersés dans des lieux inhabitables sont si prompt à accueillir le passager qu’il a été et que je suis. Le lecteur est à cheval dans cette histoire, il a froid par moment surtout dans les traversées de rivières glacées. L’immensité désertique sans fin accapare l’esprit de celle ou celui qui lit comme elle a désespéré par moment le romancier. Il faut aller au bout et si la chance nous accompagne nous trouverons l’apaisement en arrivant au but qui sans cesse reculait. Rouquette est un peu perdu dans ce décors. C’est un nord qui n’est pas celui du Canada qu’il a tant aimé. Les Islandaises et Islandais sont des personnes qui ne sont pas des autochtones des temps anciens et ne sont plus des pionniers liés à une conquête. Une sorte de préfiguration de l’Amérique colonisée par des Européens depuis plus de mille ans. Anciens mais pas assez pour être différents comme les Amérindiens ou les Inuits. Des colons qui ont fait corps avec leur nouvelle terre en s’enterrant dans leurs maisons aux toits herbeux. Cette terre ne leur a pas donné grand chose si ce n’est d’être libre même si en 1922 le pays est encore sous domination finissante des Danois. Cette année est celle qui voit les autorités islandaises s’affirmer, elles interdisent la pêche dans leurs eaux territoriales. Rouquette vit les derniers temps de la présence des marins pêcheurs français qui ne pourront plus pêcher la mo-ue dans ce banc de l’Enfer. La fin des « Islandais« , de Bretagne, du nord ou de Normandie va se précipiter pour se tarir dans l’année 30. Le témoignage du romancier est d’autant plus important pour l’Histoire de cette activité qui a laissé tant de marques dans les corps, la vie de ces hardis marins et dans les relations entre l’Islande et notre pays.
Son aventure à cheval est moins extraordinaire en fait. Contrairement à ce qu’il affirme, il n’est pas le premier français a traverser cette île. Presque un siècle avant, en 1938, Paul Gaimard a conduit une expédition scientifique qui a parcouru tout le pays. Un curé au nom d’auteur Laurent d’Arce, a effectué en deux fois et deux années différentes, 1912 et 1914, le même parcours. Malgré tout son périple n’a pas été de tout repos et les conditions de vie n’avaient guère changées en 100 ans dans les fermes isolées. On ressent bien que si les premiers 100 km du voyage l’ont mis à rude épreuves, l’ont bouleversé par ces paysages, la dureté du climat et la bonté des personnes rencontrées, à partir de la moitié du trajet la découverte et l’intérêt diminues pour ce voyageur chevronné. De ce fait il édulcore le tiers de son voyage dans des pensées qui nous semblent surannées aujourd’hui. Il convoque Dante et s’invente en héros mythique. Einar, le guide, disparaît au deux tiers du périple dans le récit pour réapparaitre dans leur séparation simple et rapide après l’arrivée dans la capitale. Rouquette ne veut plus partager la vedette, Einar est devenu un élément du décors, il s’évanouit dans les immensités traversées. Pourtant il en fera l’éloge dans divers articles de presse en France, au travers desquels nous ressentons son admiration pour ce colosse aux multiples capacités physiques et intellectuelles. Il le considère comme son Virgile, le guide aux Enfers, celui de Dante.
Nous voilà donc au bout du chemin qui a été si long. Nous voilà réunis chevauchant cote à cote, où je vais tu sera souvent avec moi. Je t’accroche aux murs, te projète sur grand écran et parle à ta place, on m’écoute, on t’écoute toi qui n’est plus.
Allez viens nous partons pour l’Islande !